La sortie, c'est par là ! Giacomo Agostini: la fureur de vaincre
Professeur Carlo Sirtori
"Il y a trois éléments qui jouent en faveur d'Agostini: a) un grand développement du système nerveux qui préside à l'équilibre général, permettant ainsi une parfaite précision dans l'action ainsi qu'une sécurité absolue dans les virages ; b) une particulière efficacité de la partie droite du cerveau où sont situés les sens de la profondeur, de la distance et des espaces ; c) un subconscient libre de toute frustration capable, dans certaines circonstances, d'inhiber la volonté et la détermination. "Agostini serait un cosmonaute idéal avec un tel équilibre général".
Un gout pour le risque
Giacomo Agostini. J'ai été quinze fois champion du monde, mais si vous me demandez quel est le secret de ces victoires, je ne crois pas être capable de vous le révéler. Comment expliquer qu'un pilote aille plus vite qu'un autre ? Je veux bien tenter de vous fournir une réponse, mais elle sera toujours incomplète et proche du lieu commun. Pour devenir champion, il est nécessaire d'avoir de la force, du courage, de l'intelligence, une bonne machine et de la chance - le tout ensemble. Mais il manque généralement quelque chose. Chez l'un, la force est inexistante, chez l'autre le courage ou l'intelligence fait défaut. L'un prend un virage à 150 km/h et sort de la piste alors que l'autre le prend à 200 et reste dessus. Certains font des chefs-d'oeuvre avec un crayon et d'autres des gribouillages.

Vous comprenez ? Il n'y a pas de secret, il s'agit plutôt de prédispositions et d'entêtement à vaincre les mille obstacles auxquels se heurte inévitablement celui qui décide d'entreprendre la carrière de pilote de course. Je peux vous l'assurer en connaissance de cause. Ma vie en est la preuve flagrante. Vous n'imaginez peut-être pas la fatigue, la peur, les déceptions et l'amertume que j'ai dû affronter avant de figurer sur la ligne de départ de mon premier Grand Prix. A dix-huit ans, j'étais un petit maigrelet plein de nerfs. Je passais mes journées assis aux commandes d'une grande pelle mécanique, un diesel diabolique qui ressemblait à une tarentule lorsqu'il se déplaçait. Je me tuais à dompter cette bête féroce et grondante qui me secouait comme un prunier. Néanmoins le sable finissait toujours par être chargé à bord des camions et des péniches qui descendaient le long de l'Oglio.

Il arrivait aux camionneurs qui se reposaient à l'ombre de leurs machines de crier en me voyant déplacer autant de tonnes de sable: "Mais qui t'y oblige ? Tu es le fils du patron. Va donc t'amuser". Mais je continuais sans répondre car je n'en avais pas la force et en moi-même je les envoyais au diable. D'ailleurs, de quoi me serais-je plaint ? Ce travail, c'est moi qui l'avais choisi. J'avais cessé de fréquenter l'école assez brusquement. Ça ne me plaisait pas de rester assis pendant quatre heures d'affilée. Tous les prétextes étaient bons pour quitter ma place et me disputer, à tel point que les professeurs me montraient aux autres du doigt comme exemple à ne pas suivre. Un jour, l'un d'eux me dit: "Pourquoi t'obstines-tu à venir en classe ? Tu ne changeras jamais, tu es trop dissipé. Ton métier c'est d'être globe-trotter".

Il n'avait pas tort et je pris donc la décision de ne plus mettre les pieds à l'école. Aurelio, mon père, comprit que les discours savants qu'il m'avait déjà tenus des dizaines de fois lorsqu'il devait signer mes bulletins ne servaient à rien. Il ne souleva aucune objection mais m'obligea à travailler. "Tu ne veux plus étudier ? dit-il. Très bien ! Demain tu iras travailler à la carrière". Quelques jours à respirer l'air et le sable de la carrière, pensait-il, suffiraient à me faire retourner précipitamment sur les bancs de l'école. La réaction de mon père était celle que j'avais prévue en décidant de jeter mes livres au feu. Aujourd'hui encore, je ne fais jamais rien sans essayer d'en mesurer les conséquences: c'est un des aspects de mon caractère.

Agostini remporte le Grand Prix d'Imatra (Finlande) en juillet 1973 sur 350cc. Ma réponse était donc toute prête. Bien sûr j'irais à la carrière. Mais c'était loin. Il me fallait quelque chose pour y aller, une moto peut-être. En fait, j'avais déjà une moto que mon père m'avait offerte l'année précédente et dont tous mes amis mouraient d'envie. C'était une Parilla de cross qui avait remplacé une 48cc en mauvais état avec laquelle j'avais parcouru des milliers de kilomètres. Chaque village de la Valle Camonica où j'habitais organisait des gymkhanas, les courses à la mode de l'époque. Le terrain était alors envahi de quilles, de passerelles et autres diableries que les concurrents devaient éviter afin de ne pas être pénalisés. Il fallait avoir beaucoup d'agilité et un très bon coup d'oeil pour remporter le premier prix, c'est-à-dire un salami ou un fromage du pays. J'avais commencé à participer aux gymkhanas avant mes dix ans. Je ne disposais que de ma vieille 48cc pour courir contre des concurrents plus grands que moi. Pour les compétitions plus importantes, des spécialistes venaient de Bergame, munis de gants, de casques et de combinaisons.

Nous, les petits, on se poussait du coude, on leur demandait un autographe et on les regardait, bouche bée. Quand il m'arrivait de gagner, les champions de Bergame feignaient de rire entre eux, m'envoyaient de grandes bourrades dans le dos en disant: "Sympathique, le petit. Qui t'a appris à faire de la bécane ?" Au fond, ils étaient furieux et m'auraient volontiers flanqué par terre. Ils protestaient auprès du jury: "Le cyclomoteur d' Agostini, disaient-ils, pèse le même poids qu'une bicyclette. Il ne devrait pas participer à la course contre nos motos. La différence de maniabilité est trop grande". J'étais furieux de voir qu'ils cherchaient à attribuer ma victoire uniquement à ma "bicyclette", comme si je ne valais rien. Il fallait prendre des mesures. Si j'avais pu courir sur une vraie moto, je leur aurais montré de quoi j'étais capable. Mon père le comprit, et peut-être accepta-t-il d'acheter la Parilla parce qu'il était fier de me voir en tête du classement.

En outre, j'avais forcé son consentement en lui promettant d'étudier avec ardeur. Ma superbe Parilla de cross me permit de remporter les premiers prix, ce qui poussa les champions de Bergame à déserter les compétitions paysannes de ma région, et je finis par m'ennuyer dans ces gymkhanas. Je voulais une moto de route rapide et puissante afin de participer à des compétitions sérieuses. Cependant, je me rendais compte que le moment était mal choisi pour la demander. Je venais d'abandonner l'école et l'atmosphère familiale était pesante. Je travaillais à la carrière et mon père avait commencé à me payer régulièrement. Je réalisais néanmoins qu'avec ce salaire la moto resterait à l'état de rêve, et pour longtemps.

Quand j'y pensais, les larmes me montaient aux yeux. Mon père restait l'unique recours, mais, chaque fois que j'abordais la question, il me glaçait du regard et changeait immédiatement de sujet. Je compris qu'il fallait user de diplomatie. Je m'arrangeai pour que, tous les jours, la conversation pendant les repas dérivât sur le travail à la carrière. Je feignais d'être très enthousiaste et, quand je voyais une lueur de satisfaction dans les yeux de mon père, j'émettais une faible plainte: "Papa, disais-je, tu sais, c'est beau de se sentir utile et d'avoir quelques sous en poche gagnés à la sueur de son front. Dommage seulement que, pour arriver à l'Oglio, il faille utiliser ce vieux tacot qui crache de la fumée et tremble de partout. Dommage !..." Et chaque fois, avec patience et entêtement, j'amplifiais le ton de la plainte jusqu'au jour où j'éclatai: "Ça devient plus dangereux chaque jour de rouler sur l'asphalte avec des pneus de cross. Ce matin, j'ai failli finir par terre". Je surveillais ma mère du coin de l'oeil en observant attentivement ses réactions. Elle murmura avec angoisse: "Il ne manquerait plus que ça, que tu te casses le cou, Mino.

Il vaudrait mieux que tu abandonnes la moto, si tu dois courir autant de risques". "Oui, dis-je, et comment irai-je à la carrière ? En fait, il faudrait une moto mieux adaptée". Cette fois-ci, c'est mon père que j'observais du coin de l'oeil. Il ne dit rien et je compris que son silence était un point de gagné. Cet épisode m'aida à supporter avec plus de courage la fatigue du travail, même s'il m'arrivait de penser ne plus pouvoir y faire face tellement la chaleur du soleil cuisait mon maigre corps sur cet engin du diable. Quand j'en descendais, j'étais couvert de sable des pieds à la tête. Pas question de faiblir: ce n'était qu'en montrant ce que je valais sur le plan du travail que je l'emporterais. Le soir, j'enfourchais la Parilla et je parcourais les sentiers les plus accidentés dans le but de l'user. Je la prêtais à qui la voulait, toutes les occasions étaient bonnes pour essayer de la rendre inutilisable, afin de mettre mon père au pied du mur.

La Parilla finit par rendre l'âme. Le tout dernier modèle de chez Guzzi, une Lodola, venait de sortir. Mon père, satisfait du zèle que je mettais dans mon travail, accepta de m'emmener chez le concessionnaire. Au fond, bien que mes parents eussent de sérieuses raisons d'être sévères, ils ne me refusèrent jamais rien et accédèrent toujours à mes désirs. A dix-huit ans, tout mon univers se bornait à la carrière de sable, à la Lodola et à Nicoletta, une jeune fille aux cheveux noirs. Je me rappelle encore ses longues chaussettes blanches et ses lunettes aux verres épais. Je l'avais connue à l'école. Elle me semblait ravissante ; ses manières étaient excellentes et son regard très doux. Le matin, avant que la cloche sonne, nous échangions quelques mots tendres et des encouragements pour les interrogatoires et les devoirs.

Les cours finis, je la raccompagnais chez elle en lui portant ses livres et j'essayais de fixer un rendez-vous pour l'après-midi. Elle acceptait ma cour de bonne grâce et, quand elle entendait le grondement de ma machine, elle venait m'accueillir sur le pas de la porte. Nos camarades de classe nous regardaient avec des sourires entendus, mais je n'y prêtais aucune attention. J'étais amoureux de Nicoletta et j'aurais fait n'importe quoi pour elle. Elie s'habillait comme une enfant et cela me fascinait. Quand j'eus abandonné l'école, Nicoletta demeura ma compagne du dimanche, mais nos rapports évoluèrent. Je me rendais compte que son comportement envers moi n'était plus aussi chaleureux qu'auparavant. Je lui en fis la remarque, mais elle haussa les épaules, m'assurant que rien n'était changé entre nous.

Elle me demandait cependant avec insistance si j'avais abandonné l'école pour toujours. La première fois, je n'eus pas le courage de lui révé1er la vérité. Quand enfin je la lui dis, elle commença à me tenir de longs discours sur l'erreur que j'avais commise, ce qui m'énerva prodigieusement. Nous nous quittâmes sur de mauvaises paroles pour nous retrouver ensemble, la main dans la main, le jour suivant. Je n'avais qu'un moyen pour me consoler de mes premières déceptions amoureuses: prendre ma moto et aller goûter le silence et le calme de la campagne le plus souvent possible. Il m'arrivait de faire part de mes états d'âme à ma Lodola, et le plus drôle c'est que j'avais l'impression qu'elle me comprenait et me donnait raison. Peut-être aussi étais-je un peu plus amoureux de ce moteur qui grondait que de Nicoletta qui était beaucoup moins docile et infiniment plus compliquée.

Agostini remporte le Grand Prix d'Imatra (Finlande) en juillet 1973 sur 350cc. Les agents de la circulation pouvaient m'entendre à cinq kilomètres à la ronde et se préparaient à me faire les remontrances habituelles, sans toutefois sortir leur carnet de contraventions. Ils énuméraient les risques au-devant desquels je courais, évoquaient les dégâts que je pouvais causer à autrui ainsi que le chagrin dont mes parents pourraient souffrir. Ils me laissaient repartir, persuadés de m'avoir convaincu. Quant à moi, je me sentais parfaitement à l'aise sur ma Lodola. A peine avais-je tourné le coin de la rue que je recommençais de plus belle, battant mes propres records. Pourquoi me conduisais-je ainsi ? Je l'ignorais.

Et puis, un jour, j'eus la conviction qu'une force surnaturelle était en moi, qui me poussait à prendre chaque fois plus de risques. Je décidai donc de me prouver et de prouver aux autres que seules la passion et la volonté me permettraient de battre tous mes camarades et rivaux. Au sud de Lovere, la route est encaissée entre les rochers et domine des ravins qui tombent à pic sur les bords du lac d'Iseo. Ce n'est qu'une succession de tournants reliés par de courts tunnels et des lignes droites encore plus courtes. Dans les virages les plus dangereux, on peut voir des plaques commémoratives rappelant les noms de ceux qui ont trouvé la mort en se fracassant contre les parois rocheuses ou en tombant dans le lac après une chute de plusieurs dizaines de mètres.

C'est à cette époque, d'ailleurs, que trois garçons, sur deux motos, périrent dans le même accident: le plus âgé avait seize ans. Malgré ces graves avertissements, j'estimais que seule cette route me permettrait de donner ma mesure. J'ai encore des frissons rétrospectifs devant mon inconscience d'alors. Je ne réalisais pas les dangers que je courais et j'abordais les tournants comme si je me trouvais sur un circuit dont le nom avait une résonance mythique en moi: celui de l'île de Man. Je m'imaginais que le lac était la mer qui entoure ce circuit et que mes rivaux s'appelaient Hailwood, Redman ou Provini. En réalité, mes rivaux étaient des garçons comme moi qui avaient tout juste quitté leurs culottes courtes et s'entêtaient à vouloir lutter contre ma Lodola.

Il s'agissait d'une compétition hétérogène de motocyclettes et de pilotes ayant en commun le même goût irrésistible pour la vitesse et les moteurs. Mon adversaire le plus acharné, fils d'un électricien, possédait une vieille Rumi qui, fonctionnait par l'opération du Saint-Esprit. Il prenait des risques sans raison, rien que pour le plaisir de l'émotion, et me plongeait dans les affres de l'angoisse. S'il s'était un peu discipliné dans sa vie, il serait certainement devenu un bon pilote. Dès le départ, il se couchait sur sa moto, la tête sur le guidon, et ne faiblissait sous aucun prétexte, se comportant comme s'il était sur un circuit et non sur une route ouverte au trafic. Un de mes autres rivaux acquit une Ducati du siècle dernier et se trouva en mesure d'honorer les déclarations qu'il m'avait faites, à savoir que, le jour où il aurait la motocyclette adéquate, il me montrerait ce qu'il valait. Les premiers défis lui furent défavorables. Un soir, pourtant, il crut sa chance arrivée.

Il fit des acrobaties invraisemblables pour ne pas se faire dépasser. Je ne l'avais jamais vu aussi fou et inconscient: si un obstacle se présentait, me disais-je, il ne serait jamais en mesure de l'éviter. Je me préoccupais plus de sa sécurité que de mon honneur que je pouvais toujours rehausser à l'occasion. La circulation n'était pas celle d'aujourd'hui, heureusement. Cependant, de nombreuses voitures et autocars sillonnaient déjà les routes. Je ralentis, presque en signe d'abandon. Il ne voulut pas comprendre et continua à provoquer le destin. A la sortie d'un virage, il se trouva derrière un camion-remorque qui transportait du ciment à Tavernola. Il tenta l'impossible afin de l'éviter, freina à mort, mais ne put parer le choc contre la roue arrière de la remorque.

Je le revois encore éjecté de la moto, et déjà je l'imaginais étendu sur l'asphalte, baignant dans une mare de sang: je perdais dans cet accident un ami cher et ma carrière se trouvait ruinée par l'intervention justifiée de mon père. Je pense aujourd'hui encore qu'un miracle s'est produit car rien n'est arrivé. Mon camarade se releva après avoir rebondi entre le bord du camion et la paroi rocheuse. Sans proférer une parole, il s'approcha de la Ducati cabossée mais toujours utilisable, se remit en selle et repartit comme un lièvre. C'est moi en fait qui avais couru les plus grands risques car j'étais resté coincé entre deux camions effrayants dont les chauffeurs mirent heureusement un instant de plus que moi à revenir de leur surprise ; je repartis sous une bordée de jurons qui se seraient certainement transformés en gifles magistrales si je m'étais attardé quelques secondes de plus.

Giacomo Agostini avec le représentant Italien de la Fédération Internationale de Moto. Le "comte", ainsi nommé à cause de ses manières raffinées et de l'étendue de ses relations, faisait également partie de la bande. Grâce à l'une de ses relations, il obtint une carte de presse d'un grand quotidien émilien qui nous permit d'accéder à tous les circuits sans débourser une lire. Nous n'avions jamais d'argent si ce n'est juste de quoi payer l'essence pour nos machines et quelques accessoires. L'arrivée de la carte fut accueillie avec joie et le comte, balbutiant, fut élu notre leader. Mes camarades formèrent peu à peu ma première équipe. Ce sont eux qui, les premiers, me servirent de mécaniciens, d'accompagnateurs, d'attachés de presse, de secrétaires et de gardes du corps lors de mes premières courses officielles.

C'est aussi grâce à eux, avec lesquels je pouvais me mesurer, que j'eus la conviction, de pouvoir affronter de véritables pilotes. Les courses le long du lac sur cette route tortueuse me détendaient les nerfs et m'aidaient à surmonter les crises de cafard. Une de ces crises se manifesta lorsque Nicoletta m'annonça que ses parents lui avaient conseillé de me quitter parce que j'avais abandonné l'école et que j'étais un "casse-cou" sans avenir. Elle les approuvait du reste et décida de ne pas poursuivre nos relations. Nous nous quittâmes en échangeant des injures cuisantes et j'en fus très secoué. "Je leur montrerai, moi, pensais-je, si je n'ai pas d'avenir. Il faut absolument que je puisse commencer à courir et à remporter des victoires ; le reste viendra tout seul".

J'attaquai ce programme avec acharnement. Je voulais courir à tout prix. Cependant la Guzzi, excellente moto de tourisme, n'était pas conçue pour la course. J'avais parcouru soixante mille kilomètres en un an et acquis une maîtrise parfaite de la machine. Je m'étais entraîné sur toutes sortes de parcours mais ce n'était pas suffisant ; il fallait autre chose pour courir. J'en parlai à mon père qui essaya de me faire changer d'idée en agissant par surprise. Il m'offrit une Giulietta Sprint rouge magnifique qui, dans son esprit, aurait dû avoir raison de mon envie de moto de course. Mais il se trompait ; mon but était la moto, seulement la moto, parce qu'elle procure des sensations qu'aucune voiture au monde ne peut donner. Quelques semaines plus tard, je parvins à me procurer une Morini Settebello de petite cylindrée dont les performances s'annonçaient prometteuses.

Cette même année, je disputai ma première course de côte et la dédiai à Nicoletta que je ne voulais plus revoir. La Settebello étincelante trônait sur la remorque traînée par la Giulia de mon père. Cet après-midi du 18 juillet 1961, mes amis m'escortaient. Le "Filou", ainsi baptisé parce qu'il ne pouvait s'empêcher de chiper des paquets de bonbons sous le nez des propriétaires des bars dans lesquels il allait, était parmi eux. L'équipement de l'expédition: outils, bidons d'essence, pain et saucisson, était arrimé sur le porte-bagages. Nous passâmes plusieurs fois le col du Bondone où la course devait se dérouler. Les épreuves officielles étaient fixées pour le lendemain matin, mais je ne pouvais plus attendre.

Une seule idée me hantait: tester ma moto sur ces routes que je ne connaissais pas. Après un dernier contrôle du moteur, je commençai mes essais personnels au milieu des imprécations justifiées des automobilistes, nombreux sur le Bondone ce samedi après-midi là. Outre l'enthousiasme, des raisons techniques me poussaient à faire des kilomètres dans ces virages. La moto manquait de mise au point et le compte-tours, instrument indispensable, faisait défaut. La machine n'était pas non plus équipée de rapports adaptés à la montée. De plus, il s'agissait de ma première course officielle, et je manquais d'expérience pour affronter à armes égales les autres concurrents.

Au Grand Prix de France 1973, Agostini est premier sur 500cc devant Christian Bourgeois. A la fin du test sur le Bondone, le diagnostic n'était pas des plus rassurants ; je sentais le rendement du moteur inférieur à ses possibilités et son fonctionnement n'était pas conforme à ce que j'étais en droit d'attendre. Pas un seul instant, cependant, l'idée d'abandonner et de remettre mon début à une autre occasion ne me traversa l'esprit. Depuis une semaine, je ne dormais plus. J'étais obsédé par la course et ne pouvais envisager de renoncer, la veille du départ, à cause d'un défaut mécanique peut-être banal. Au fond, c'était la dernière difficulté qui se présentait et j'en avais surmonté bien d'autres chez moi, quand je recevais des gifles pour avoir parlé de courses. Mes parents m'avaient toujours interdit de participer à des courses de côte. "Tu courras quand tu seras majeur, répétait mon père, si cette idée ne t'a pas encore lâché. Et maintenant, n'en parlons plus".

J'avais dû, chaque fois, prendre mon mal en patience et attendre l'occasion favorable pour revenir à la charge car le consentement de mon père était indispensable pour obtenir la licence de la Fédération motocycliste. Tous les documents étaient prêts, mais il manquait cette signature qui devenait un véritable tourment. Les adieux à la pelle mécanique avaient déjà eu lieu car j'avais été promu à un échelon supérieur. Je suivais désormais mon père dans ses déplacements et j'étais tenu régulièrement au courant de la marche de la maison. Pourtant, malgré les sollicitations, je ne parvenais pas à m'intéresser suffisamment aux affaires.

Peut-être n'avais-je pas encore atteint l'âge auquel on réalise que l'argent ne fait pas le bonheur mais contribue à donner des satisfactions. J'aspirais tout droit au bonheur en laissant de côté le désir de gagner de l'argent que mon père essayait de m'inculquer. Même lorsque nous voyagions ensemble, nos points de vue divergeaient: il était persuadé qu'avec de l'argent dans son portefeuille et une voiture de sport la vie d'un garçon est toute dorée. Pour moi, au contraire, loin de la moto, ma vie n'avait plus de sens. Le métier de pilote est une carrière dangereuse qui s'interrompt parfois tragiquement. Il ne faut pas échafauder de projets à partir d'un premier succès. Mon père s'efforçait de me faire prendre conscience de ce danger afin de ne pas trop défier le destin.

Il avait pratiqué des sports dans sa jeunesse, ce qui lui faisait comprendre mon enthousiasme. Cependant, la crainte de me voir constamment en contact étroit avec le risque prédominait dans son esprit. C'est pourquoi il continuait à me refuser son consentement. C'est un étranger qui débloqua la situation. Je m'étais rendu avec mon père à Venise pour faire l'acquisition d'un petit remorqueur pour l'entreprise. Je participais toujours aux tractations malgré mon âge, ma stature et mon visage enfantin. Il arrivait que l'on me demande encore ce que j'avais l'intention de faire "quand je serai grand". C'est ainsi que le notaire avec qui nous étions en pourparlers pour l'achat du remorqueur amena la conversation sur mes projets.

Mais je préfère le laisser raconter lui-même l'épisode: Ils étaient quatre en face de moi, relate Me Clemente de Monticelli, notaire à Venise, les deux propriétaires du bateau et les deux Agostini, père et fils. Je me rappelle très bien le père faisant des efforts désespérés pour intéresser son fils à l'affaire, mais ce dernier avait la tête ailleurs. Pendant le déroulement des opérations, le père se tournait vers le fils pour lui demander son avis et la réponse était toujours la même: "oui", "fais comme tu l'entends", "bien sûr" ou "ça me paraît bien comme cela". Un véritable dialogue de sourds. Nous attendions qu'une secrétaire ait fini de taper l'acte de vente. Pour passer le temps et détendre l'atmosphère, on changea de sujet de conversation. Même à ce moment, le comportement du garçon demeura inchangé. Je me tournai vers lui et dis: "Alors, tu es le bras droit de ton père ?" Il ne répondit pas et resta vautré plus qu'assis sur sa chaise, mains dans les poches.

Le père prit la parole: "Il a tout: de l'argent, une voiture dont tous ses amis rêvent, il peut faire ce qu'il veut, mais il n'est toujours pas content". A ce moment, le garçon me regarda et répondit: "J'ai tout sauf ce que je veux. Alors c'est comme si je n'avais rien". Le père reprit: "Il veut ce qu'aucun homme sensé n'accepterait de donner à son fils". Le fils rétorqua: "Ecoutez, maître, je travaille, je trime toute la journée. Alors, je pense avoir quelques droits. Je ne demande pas grand-chose. Je veux seulement faire mes preuves". Ils se tournèrent vers moi, mais la conversation se déroulait entre eux maintenant. Il en ressortait que le petit voulait devenir coureur. Quand j'entendis le mot coureur, je me l'imaginai sur une bicyclette et le nom de Jean Robic, le célèbre champion français, me vint à l'esprit. Peut-être me trouvais-je en face d'un futur champion.

C'est ainsi que, piqué par ce qui semblait représenter le centre de l'existence du fils Agostini, je pris la parole: "Il faut de temps en temps se montrer compréhensif envers la jeunesse et tâcher d'accéder à ses désirs dans les limites de ce qui est permis". A ce moment-là, le garçon sortit de sa poche un formulaire et l'étendit sur le bureau devant son père, comme s'il demandait de l'aide. "Il faut juste une signature", disait le fils. Que devais-je dire ? "Mais oui, donnons-la-lui !" Le père prit le stylo qui se trouvait en face de lui et signa. Son fils, n'en croyant pas ses yeux, bondit comme un chat, sa feuille à la main, et sortit du bureau. Ce n'est qu'après que je me rendis compte du malentendu. Giacomo n'était pas du tout un futur Jean Robic, champion cycliste, mais s'apprêtait plutôt à imiter la carrière de Geoffroy Duke. Les choses étaient différentes mais la signature était donnée. Je me consolai en pensant que rien de mauvais ne pourrait sortir de tout cet enthousiasme.

Au grand Prix de Hollande, à Assen en 1973, il précède son grand rival Phil Read. J'avais l'impression de vivre le moment le plus important de mon existence. Muni de ce papier qui avait été l'objet de tant d'angoisses, les portes du monde auxquelles j'avais si désespérément frappé allaient enfin daigner s'ouvrir. Le soir du 18 juillet 1961, je revivais donc cet épisode dans ma mémoire tandis que mes compagnons d'aventure, étrangers à mes sentiments, riaient et plaisantaient, s'efforçant de détendre l'atmosphère pesante qui précède toute compétition, surtout pour un débutant. Je restais silencieux et contracté à tel point qu'ils me le reprochèrent et qu'une querelle éclata. Quelques instants plus tard, m'ayant fait des excuses, ils m'aidèrent à régler la moto récalcitrante. J'avais été injuste en leur adressant des insultes, car ils me donnaient la chaleur de leur amitié, si importante à la veille d'une compétition.

Il ne fallait tout de même pas perdre de vue que, si pour moi la vie se déroulait uniquement autour des deux roues, la motocyclette était pour eux un passe-temps et guère plus. La nuit passa en un éclair et le lendemain me trouva, tremblant d'émotion, en train d'attendre mon tour sur la piste. Une course de côte s'effectue en effet au chronomètre et les concurrents partent l'un après l'autre. J'avais enfin pénétré dans ce monde dont j'avais tant rêvé, mais j'étais ignoré de tous. Les mécanos s'affairaient dans les stands des champions, me bousculant quelquefois au passage sans m'adresser un regard. Je me sentais effroyablement seul. Pendant un moment je fus envahi par le désarroi et l'amertume. Je vivais ma première déception dans cet univers où l'on idolâtre le champion, tandis que l'inconnu est considéré comme inexistant. Damiani était le champion numéro un des courses de côte.

Il avait déjà battu tous ses adversaires la même année, lors des courses précédentes. Entouré de dizaines de personnes, il regardait partir les autres concurrents avec le calme et la maîtrise de celui qui est sûr de remporter 1a victoire. J'en vis certains qui, impressionnés par tant d'aplomb, partaient vaincus. Pour moi, une telle résignation était inconcevable. Par réaction, je m'approchai de Damiani et le fixai dans les yeux. C'était un homme comme moi, et les chances de gagner étaient les mêmes pour moi que pour lui. Cette pensée hanta mon esprit pendant toute la course. Damiani partit deux minutes après moi et me rattrapa dans une ligne droite qui succédait à une longue suite de virages. Nous avions enchaîné ces virages pratiquement roue contre roue, mais il avait profité de la ligne droite pour me dépasser grâce à sa machine plus puissante que la mienne et mieux étudiée pour l'évolution en montagne.

Peu à peu, je vis Damiani s'éloigner irrésistiblement, ce qui me stimula à pousser ma machine au maximum de ses possibilités. J'obtins une deuxième place. Pour moi, débutant, c'était comme une victoire. De plus, ce court passage de tournants attaqués pratiquement de concert avec le vainqueur m'avait convaincu d'être en mesure de lutter contre les meilleurs pilotes. Les deux années suivantes, j'allais remporter deux revanches éclatantes sur le même circuit avec une moto mieux préparée. Cette seconde place contribua à changer le climat qui régnait à la maison: mes parents commencèrent à alterner conseils de prudence et souhaits de victoire. Sur les routes du voisinage, il arrivait que l'on m'arrêtât pour me demander des nouvelles des compétitions ou pour me féliciter. Certains m'encourageaient à me spécialiser dans les courses de côte. "C'est moins dangereux, disaient-ils. Ne prends donc pas les risques de ces fous de Monza".

Je haussais les épaules, mais rien qu'à ce nom, je sentais des frissons me parcourir. C'est avec l'idée de Monza que je me rendis à Camerino pour disputer ma première course sur circuit. Cette petite ville des Marches se trouve au sommet d'une colline et le parcours de la course comprend une quantité de courbes et de montées assez difficiles à enchaîner.

Bien que je me sente de taille à m'en tirer honorablement, je ne me faisais guère d'illusions car des professionnels de grande envergure devaient également prendre part à cette compétition. Rappelons ici les noms de Tassinari et Gatti sur Morini, Baronciani sur Motobi, et Vanni qui mourut tragiquement en se fracassant la tête sur un poteau électrique. J'avais, quelque temps auparavant, fait la connaissance de Parolari, un passionné, qui courait pour l'usine Morini.

Assen 1973: Agostini en compagnie de Phil Read et, au centre, Arturo Magni, responsable du service course chez MV. Il était présent à toutes les compétitions et je lui avais inspiré confiance. Il avait proposé de préparer ma moto, et de l'alléger. Il l'avait munie d'un compte-tours et de rapports de boîte mieux adaptés. Le moteur n'avait pas subi de modifications, mais la moto était devenue légère et rapide. Les performances mécaniques s'amélioraient donc peu à peu tandis que j'acquérais de l'expérience dans la conduite des deux roues. Seuls mes pittoresques supporters n'étaient pas parvenus à se discipliner, et ils le montrèrent à l'occasion de cette course. Lors du contrôle des machines, les commissaires de course déclarèrent que je ne pouvais participer à la compétition car mes pneus n'étaient pas conformes au règlement.

Personne, bien entendu, n'était capable de m'en fournir d'autres dans l'immédiat. Un mécano m'indiqua une adresse à Pesaro où j'avais peut-être une chance d'en trouver. L'un de mes assistants s'offrit d'aller les chercher et partit en trombe au volant de ma Giulia. Il fallait absolument qu'il soit de retour dans l'heure afin que je puisse figurer au départ des premières épreuves. Il revint huit heures plus tard, se tuant à expliquer qu'il s'était trompé de route et perdu dans un labyrinthe de sentiers de chèvres qui sillonnaient les collines des Marches. Il avait fini par trouver les pneus, ce qui ne servait plus à rien. Heureusement, un concurrent qui possédait deux trains de pneus avait accepté très élégamment de m'en prêter un. Grâce à lui, je pus participer aux épreuves éliminatoires et me classer troisième. Je fus le seul participant à aborder à pleine vitesse le virage qui succédait immédiatement à la ligne droite des tribunes. Cela provoqua des rumeurs parmi les passionnés qui se tenaient près des stands.

Au cours de la finale je réussis, durant les premiers tours, à rester collé à la roue des champions, mais rapidement ma machine commença à montrer des signes de fatigue et à perdre des tours. Les freins répondaient de moins en moins bien. Dans une courbe, je faillis perdre le contrôle de la moto et déraper. A peine remis de l'émotion, et abordant le tour suivant, je vis une foule de gens se diriger vers le même point et les commissaires de course agiter désespérément le drapeau rouge. Je ralentis et, quelques instants plus tard, aperçus le corps de Vanni renversé sur une botte de paille et sa moto, un peu plus loin, complètement écrabouillée. Une épaisse colonne de fumée noire s'en dégageait. A mesure que je m'éloignais de l'endroit de la catastrophe, l'image du visage ensanglanté de l'infortuné pilote se gravait dans ma mémoire. Cet horrible spectacle resta présent dans mon esprit jusqu'à la fin de la course.

Je dus lutter contre moi-même pour ne pas descendre de selle et m'asseoir dans un champ pour pleurer. J'avais pourtant déjà assisté à plusieurs accidents mortels lors des trois dernières compétitions que j'avais disputées. On comprit les jours suivants que cet accident m'avait beaucoup frappé, et les invitations à redoubler de prudence ou à abandonner se multiplièrent. Malgré ce contact permanent avec la mort, ma volonté de courir n'avait point faibli. La fin tragique en cours de compétition de pilotes que j'avais vus souriants avant le départ, n'ébranla pas la confiance que j'avais en mes possibilités. J'avais réalisé dès le commencement que l'accident est une des lois de ce sport et qu'il faut l'accepter et ne pas se laisser abattre.

Pour y remédier, il est nécessaire de perfectionner son style autant que l'on peut et d'apprendre à bien tomber. Mes compagnons d'aventure décidèrent de me remonter le moral après la défaite de Camerino et organisèrent une société dont le but était de plumer les habitants de la région de Bergame. L'initiative venait du Filou dont la longue pratique de l'escroquerie était un gage de succès. Les villages pullulant de coureurs motocyclistes prêts à relever n'importe quel défi visant à établir leur réputation de champion, il s'agissait de trouver le plus fortuné et de provoquer un duel à moto dont l'enjeu était le prix en argent d'un dîner pour cinq ou six jeunes affamés.

L'entrée en matière était simple et se déroulait de la manière suivante, une fois la victime choisie: "Ecoute, petit, qui t'a appris à monter sur ce clou ? Relève les pieds, tu sais pas jouer". L'interpellé manquait rarement de répondre sur-le-champ: "C'est toi qui veux me montrer comment on fait ?" Le Filou répondait alors: "Circule, moustique, on veut pas s'occuper de toi". L'autre répliquait généralement: "Alors, les profs sont fatigués, seraient pas en train de se dégonfler par hasard ?" La bande entrait alors en scène et disait: "Ecoute, si tu insistes vraiment..." Le Filou intervenait: "Du calme, les leçons gratuites, ça n'existe pas..." Le mécanisme était enclenché et les supporters mettaient fin à la discussion: "Passons aux actes: t'as vingt mille lires ? Bon, alors mets-les ici et on verra".

L'argent une fois déposé en mains sûres et neutres, mes amis m'élisaient comme représentant. Moi, je jouais la comédie de celui qui était mort de peur. Le pacte avec mes amis était simple: en cas de victoire, l'argent serait dépensé au restaurant. Si, au contraire, j'étais vaincu, je ne devrais rien donner. Tout se passait toujours au mieux et le défi finissait à mon avantage. Nous trouvâmes ainsi une quantité incroyable de garçons disposés à parier vingt mille lires qu'ils étaient le meilleur pilote du pays. Ce fut une époque dissipée et heureuse. A Lovere, certains me considéraient comme un fou, mais j'en ressentais une certaine fierté.

Curieusement, j'attirais plus facilement la sympathie des gens mûrs que celle de garçons de mon âge, peut-être envieux de mes succès. Je fis la connaissance, à la fin de l'année de deux bons mécaniciens: les frères Bortolotti. Je passais des journées entières dans leur atelier à discuter et à essayer les différentes solutions susceptibles d'améliorer les performances de ma moto. Ils commencèrent peu à peu à m'accompagner aux courses de la région, remplaçant progressivement la bande sympathique mais incompétente des premiers temps.
Extrait du livre: Agostini la fureur de vaincre.
Editions J'ai Lu 1976. Diffusion France et étranger: Flammarion Paris.
Traduit de l'Italien par Fabrizio Ruspoli. Photos Ph. Michel.
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